Ref : Guihard J .-Ph., Kalfat H., 2006, Méthodologie et méthode en ergothérapie : de la théorie à la pratique, Expériences en Ergothérapie, 19è série, Sauramps médical, Montpellier, pp 65-74
Utiliser une méthode de recueil de données, c’est-à-dire évaluer, et expliquer comment on procède n’est pas de la méthodologie. La méthodologie se pense en amont et est le nœud du problème de l’ergothérapie française car elle pose la question du « pour quoi » (for what) de la recherche et non exclusivement le trop facile pourquoi (why). La méthodologie s’exerce toujours dans le cadre d’une discipline donnée, ou plus exactement d’un paradigme plus ou moins explicite. Il y a donc nécessité d’expliciter ce paradigme afin d’engager une réflexion méthodologique cohérente, seule garantie d’une démarche rigoureuse et non-rigide. En effet, être dans le cadre du paradigme socioconstructiviste ou du paradigme éducatif avec des enfants I.M.C. sont deux postures différentes et il convient de les distinguer car les prises en charge seront de fait différentes dans leurs finalités et donc dans l’avenir de cet enfant. Utiliser une méthode, c’est connaître son mode d’emploi, ce qui est déjà beaucoup, mais insuffisant. En effet, savoir utiliser un bilan est une bonne chose mais en aucune manière la condition sine qua non pour faire de l’ergothérapie, de la recherche.
La recherche, l’évaluation, la thérapeutique est une description de la réalité qui, suite à la rupture épistémologique de Copernic et Vésale, suit trois exigences qui permettraient de quitter (définitivement ?) le monde de Dieu et des mythes pour entrer dans celui du vrai, de la vérité et de l’absolu rationnel.
La première exigence est de s’opposer à l’imaginaire pour viser et accéder à la réalité concrète. La deuxième exigence est que la science doit chercher des explications au travers de faits qui sont décrits dans un système factuel et abstrait de concepts (Deleuze, 1991). Cette description-explication est transposée sous la forme de modèles qui décrivent les relations mutuelles et les qualités intrinsèques des faits ainsi décrits. Enfin, la troisième exigence est que la science se soumet à des critères de validité qui sont explicitement formulables et qui font l’objet d’un consensus, d’un référentiel et donc font partie de la sphère publique.
Mais, chassez Dieu par la fenêtre et il revient par la cheminée sous des formes masquées. Toujours est-il que nombre de nos pratiques d’ergothérapie sont plongées dans un bain de croyance que nous ne devons pas nier, réfuter car la médecine repose sur la croyance. Il s’agit juste d’être au clair avec nos croyances et ne pas affirmer une pseudo-vérité comme absolue épistémologique. Et que dire lorsque nous nous décentrons sur le niveau sociétal puisque l’ergothérapie agit auprès de personnes en les accompagnant dans leur vie quotidienne ?
Pourquoi une telle introduction ? Parce que notre propos sera de dévoiler, au sens de soulever un coin du voile, apercevoir un petit bout d’une problématique de plus en plus prégnante en ergothérapie, mais de façon plus large, dans le monde de la santé. En effet, les Évaluations des Pratiques Professionnelles (E.P.P.) sont un levier fort pour se poser la question de la méthodologie en lieu et place de la basique question méthodique. Nous verrons ainsi comment il est possible de dépasser la question de la méthode pour pointer celle de l’anthropologie. Enfin, il sera proposés des questions pratiques afin d’alimenter la réflexion portant sur la méthodologie en ergothérapie.
Premier volet : Repères conceptuels illustrés
Question de recherche.
Choisissons au hasard une question de recherche en ergothérapie. Nous postulons que l’ergothérapie est la prise en charge des troubles de l’activité humaine par la mise en situation d’activité humaine. En cela, notre moyen est donc la mise en situation d’agir d’une personne, agir qui passe par des activités significatives qui sont dites de vie quotidienne (cuisine), artisanales (vannerie), ludiques (mémory), créatrices (peinture)… La question de recherche peut alors être formulé comme suit : la vannerie soigne-t-elle ? Nous aurions pu choisir une autre activité, mais la vannerie semble cristalliser nombres de sourires condescendants, nombre de réactions plus ou moins violentes quant à sa dimension vieillotte, ringarde, artisanale… Ce serait l’archétype de l’activité d’ergothérapie de grand-papa, voire du soixante-huitard bien attardé.
Cela dit, allons-y quand même avec notre vannerie. Comme la vannerie est un moyen de l’ergothérapie, elle doit donc soigner, avoir des vertus thérapeutiques. De toute façon, la vannerie dans notre propos n’est qu’un prétexte à exposer quelques éléments d’une démarche méthodologique et, si cette activité vous pose des soucis, prenez-en une autre.
La démarche pour expliciter, élucider, et pourquoi pas, expliquer en quoi cette activité a des vertus thérapeutiques est toujours la même :
- Je définis une question, je pose une affirmation (la vannerie soigne la schizophrénie ; de l’école du dos ou du R.F.R., laquelle des deux méthodes est-elle la plus efficace ?) ;
- Je définis la population concernée par cette question ou affirmation (âge, sexe, catégorie socioprofessionnelle…) ;
- Je définis dans cette catégorie, la pathologie concernée par notre question ou affirmation (comme nous le verrons, c’est une question extrêmement épineuse) ;
- Je définis les modalités de recueil de données, d’information (en d’autres termes, évaluation) ;
- Je définis des critères, indicateurs pour le recueil de données (ce que nous allons observer : gestes, paroles, production, comportement…) [1].
Observation versus méthodologie | |
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Quoi observer ? | Le choix disciplinaire |
Comment observer ? | La méthodologie |
Quelle unité observer ? | La granulométrie |
Comment dire ce que j’observe ? | La conceptualisation |
Comment lier les éléments observés ? | La systématisation |
Comment expliquer ce que j’observe ? | L’explicitation |
Démarche de recherche |
Cela n’a donc rien d’exceptionnel en soi, c’est tout simplement ce que nous retrouvons dans tous les manuels de recherche. Régulièrement, il m’est demandé de faire le projet du service d’ergothérapie pour l’insérer dans le projet de service du docteur Jonquet, qui lui-même fera partie du projet d’établissement. À cet effet, le docteur Jonquet me demande de proposer de nouvelles activités car la population reçue évolue, change. Mais comme le docteur Jonquet est exigeant, ou plus exactement, est un clinicien rigoureux, il me demande d’étayer les vertus thérapeutiques de cette nouvelle activité que je compte proposer. À cette demande, il n’y a rien à redire car c’est la moindre des choses que nous y répondions car nous affirmons suffisamment haut et fort que la terre, l’informatique, la vannerie, la cuisine, soignent. La démarche que nous avons évoquée peut se résumer par le tableau ci-dessus.
Passons en revue les différents points que nous venons de proposer.
La question ou l’affirmation.
Le premier point est donc une question, ou une affirmation, que l’on se pose, que l’on nous pose : « j’affirme que la vannerie soigne la personne schizophrène, que me conseillez-vous pour mon fils qui a mal au dos : l’école du dos ou la rééducation fonctionnelle du rachis ? Pourquoi voulez-vous que nous achetions tel coussin anti-escarre plutôt que tel autre ?… ». Cette première partie n’est donc pas très compliquée, surtout quand il s’agit d’une question qui nous est posée.
La population.
La deuxième partie concerne la population choisie. En effet, il ne va pas s’agir pour nous de répondre avec une exhaustivité absolue. Nous ne pouvons répondre que pour une certaine catégorie de personne. Tout n’est pas valable pour tout le monde du fait de nos différences. L’exhaustivité est une vertu divine, voire délirante pour celui qui y prétend. Ou alors, nous tombons dans la logique du sondage avec tous les aléas afférents. Donc, nous devons cerner la population qui va nous servir d’échantillon de référence dans notre recherche et préciser les critères, les qualités de cette population en termes d’âge, de sexe, de culture ou que sais-je pourvu que cela soit annoncé. Il faut que le destinataire de cette recherche, de ce questionnement, puisse voir auprès de qui vous l’avez menée. « je vais voir en quoi la vannerie est efficace chez les sujets âgés de 25 à 35 ans, de sexe masculin et vivant seul dans un appartement en ville ; je vais voir quels sont les critère d’efficacité des coussins anti-escarre chez les personnes de sexe féminins, d’un poids compris entre 60 et 75 kilos et âgés de 70 à 85 ans… ».
Classification, taxonomie, pathologie.
La troisième partie consiste à préciser un peu plus la deuxième en référence à une classification, une typologie, à une pathologie donnée. En effet, pour nos coussins anti-escarres par exemple, si nous choisissons la catégorie définie ci-dessus, nous sous-entendons que, par exemple, à cet âge, le fait de se soulever régulièrement du fauteuil pour soulager les appuis fessiers est trop difficile et que donc, le contact avec le coussin sera plus long que pour une personne paraplégique jeune et avec de la force au niveau des bras. Nous pouvons y introduire un élément de pathologie en plus. Sujet féminin, âgée et ayant fait un A.V.C. avec une hémiplégie peu récupérée au niveau des membres supérieurs et des troubles des fonctions supérieures limitant la compréhension. Nous pouvons ainsi multiplier les précisions de définition. Il s’agit du niveau de granulométrie.
Mais il y a un autre problème à ce niveau. En effet, la définition de la pathologie est un art ardu, il renvoie au diagnostic médical. Or la médecine est avant tout un art, et ensuite une science. Que dire quand on sait la difficulté rencontrée pour poser un diagnostic, pour qu’il y ait accord à ce sujet car cela renvoie au courant de pensée, aux obédiences, en un mot aux croyances. Ce diagnostic est relativement facile à poser pour tout ce qui concerne le corps, mais dès que nous allons dans le versant psychologique, mais aussi cognitif, alors là, tout se complique, voire se complexifie. Et lorsque nous sommes dans le champ de la psychiatrie, nous tombons de plain-pied dans les guerres de clocher. Ainsi, il y a ceux qui croient que la schizophrénie existe, ceux qui pensent qu’elle n’existe pas et ceux qui n’envisagent que des schizophrénies. Mais il en va de même pour l’Alzheimer, pour les troubles cognitifs. Mais que penser aussi de la guerre fraternelle entre école du dos et R.F.R. ? Entre les méthodes Perfetti et Bobath…
Nous sommes en plein dans la difficulté principale de cette troisième partie puisque nous avons dit vouloir expliciter que ce coussin anti-escarre est bon pour les sujets âgés, que la vannerie est thérapeutique pour les sujets masculin et schizophrène. Il va bien falloir que nous fassions des observations de personnes schizophrènes en situation de vannerie et que nous évaluions les éventuels impacts positifs de cette vannerie. Comment faire alors si nous avons des difficultés pour trouver cette population ? Cela ne pose pas de soucis particuliers si nous avons affaire à des médecins qui ont tous la même sensibilité intellectuelle, mais cela est complexe lorsqu’il s’agit d’une institution multi-sectorielle et multi-épistémique.
Méthodologie.
Le quatrième point est intimement lié au précédent. Ici émerge les discutions méthodologiques qui, elles aussi, sont épineuses. En effet, selon ce à quoi nous croyons en termes de fonctionnement humain, les méthodes de recueil de données varieront. Il s’agit bien ici d’une discussion méthodologique, c’est-à-dire, un discours à avoir sur les méthodes à choisir, leur validité en rapport avec la croyance de l’ergothérapeute et du médecin. Pour faire simple, voire simpliste, lorsque nous posons l’opposition entre inconscient Freudien et inconscient cognitif, il va de soi que les méthodes utilisées pour recueillir des informations ne sont pas les mêmes. Dans le premier, nous trouverons l’entretien ergothérapeutique, la mise en situation d’activité avec la notion de tiers inclus. Dans la seconde, nous avons affaire avec les tests, bilans et autres méthodes quantitatives et la notion de tiers exclu. L’une ou l’autre n’est pas meilleure. Il y a juste que l’une correspond à une façon de voir l’homme, le patient car liée à une théorie particulière. Mais nous retrouvons aussi cela dans les fumeuses situations écologiques ; entre le P.P.H. [2] et la C.I.F. par exemple.
À ce jour, il nous est proposé une définition de l’homme par l’O.M.S. au travers de la C.I.F.S.. En clair, il ne s’agit ni plus, ni moins, que d’une énième version du récurent bio-psycho-social dont nous avons déjà dénoncé les limites et restriction (Guihard, 2001). L’homme est avant tout un être politique car il décide de son mode de vivre ensemble. Si nous voulions reprendre le schéma de la C.I.F.S. pour l’adapter à cette perspective, en dans une perspective méthodologique et anthropologique, cela pourrait donner le modèle ci-contre.
Au-delà des débats guerriers sur les vertus supposées de la C.I.F.S., du P.P.H., il s’agit bien d’humain et il convient pour l’ergothérapie de pouvoir faire appel à différentes méthodes d’investigation, de recueil de données et donc à différentes sciences suivant que l’on regarde le plexus brachial, le comportement, les habitudes de vie, le désir… En effet, et si tant est que l’ergothérapie s’adresse à tous les niveaux de l’homme, prendre en compte une dimension lésionnelle n’est pas la même chose que la dimension participative pour reprendre la terminologie O.M.S.. La première s’intéresse au corps machine, la deuxième à l’homme social.
Nous avions décrit cette scénette dans un précédent article (GUIHARD, 2006) :
« Je suis en train de faire un bilan articulaire du plexus brachial.
Mais cette personne ne se résume pas à un plexus brachial ?
Non, bien entendu, c’est une personne.
Alors, c’est quoi une personne ?
??? »
Au-delà des débats sur la scientificité de l’ergothérapie, il convient de revenir à un propos où doivent se mêler épistémologie, méthodologie et surtout anthropologie. La question principale est d’ordre anthropologique : quel homme est défini par l’ergothérapie ? Comme notre profession est une thérapie, elle vise le soin, la thérapie d’un être humain et il convient de connaître cet homme d’un point de vue anthropologique afin que puisse en découler une épistémè et donc une discussion méthodologique. Toutes les sciences ont posé une vision, un paradigme vis-à-vis de l’objet qu’elles étudient : pour la chimie, les composés moléculaires, pour la sociologie, l’individu en société, la psychologie les comportements… Comment se fait-il que l’ergothérapie n’ait que peu fait de même ?
Critères, indicateurs.
Le cinquième point de notre démarche de recherche est celui du recueil de données. Maintenant que j’ai défini ce que je cherchais, avec qui j’allais faire cette recherche et de quels troubles sont atteintes ces personnes, je dois maintenant définir des façons de recueillir ces informations et donc quelles informations je vais regarder. Cela s’appelle « évaluation », c’est-à-dire, mettre en valeur tel ou tel point et éventuellement donner la valeur des points que nous allons observer. Cela implique que nous ayons résolu le point précédent car, comme nous l’avons évoqué, c’est parce que nous avons posé une définition de l’homme (anthropologie), réfléchi aux méthodes disponibles et leur lien avec la définition de cet homme (méthodologie) que nous pouvons nous lancer à utiliser telle ou telle méthode.
Mais utiliser une méthode, c’est aussi respecter un mode d’emploi. En effet, on ne recueille pas des informations n’importe comment, n’importe quand et n’importe ou. En plus, si nous incluons le fait que nous devons pouvoir comparer les résultats obtenus dans le temps afin de voir si évolution il y a, cela impose que les recueils de données s’effectuent dans des conditions assez proches, la différence entre ces recueils sera le temps et non une utilisation différente de la méthode. C’est pourquoi les méthodes qui ont une relative validité scientifique ont toujours un mode d’emploi de passation. Soit ce mode d’emploi est strict à l’instar des bilans et autres tests, soit il est plus flou lorsqu’il s’agit de mise en situation d’activité. Mais même dans ce cas, il faut qu’il y ait une certaine homogénéité d’application pour que les données puissent être comparées et avoir ainsi une certaine validité.
Enfin, la démarche méthodologique qui nous a fait choisir cette méthode plutôt que telle autre, implique une façon d’interpréter les résultats, les données obtenus. C’est d’ailleurs à ce niveau que l’on peut dire que l’utilisation de tel ou tel test, évaluation est, ou non, accessible aux ergothérapeutes. Faire passer une évaluation qui a un mode d’emploi n’est pas difficile en soi, il suffit de le respecter à la lettre. Mais interpréter les résultats est une tâche beaucoup plus complexe car cela impose de connaître les supports théoriques qui ont fondé cette évaluation et donc de faire une interprétation dans le cadre de ce support théorique. C’est en l’occurrence le cas pour tout ce qui touche à la neuropsychologie. À ce jour, la neuropsychologie n’est pas une discipline protégée législativement et donc tout le monde peut se prévaloir de l’utiliser. Mais quand est-il de l’interprétation des résultats ?
Synthèse temporaire
La méthodologie, contrairement à ce qui est utilisé couramment, est le discours sur les méthodes et non le propos sur le comment utiliser une méthode. En effet, la plupart du temps, nous lisons, entendons un propos sur la méthodologie choisie qui se résume au choix de la population, au temps de passation de telle ou telle évaluation. Ce n’est pas de la méthodologie, mais tout simplement une explication du comment a été utilisée la méthode de recherche. La méthodologie, c’est la réflexion sur quelle méthode choisir dans telle ou telle situation. Il s’agit donc d’une réflexion qui se situe en amont et qui est intimement liée avec le choix disciplinaire, le type de regard porté sur la situation et donc la question anthropologique.
En effet, la quête effrénée du bilan, qui plus est validé, de certains ergothérapeutes ne peut que nous laisser perplexe quant à cette absence de réflexion méthodologique. Quand nous avons à choisir tel ou tel bilan, c’est que normalement nous avons déjà réfléchi quant au fait que la situation réclame l’outil bilan et non l’outil entretien par exemple. La méthodologie n’est pas de choisir tel ou tel bilan, mais bien de savoir choisir la « bonne » méthode et donc argumenter ce choix en lien avec le regard anthropologique que nous posons sur l’homme. Regarder un patient avec le regard de l’anatomiste n’est pas la même chose que regarder avec les yeux d’un sociologue. L’un n’est pas meilleur que l’autre, mais chaque regard porte en lui un monde différent.
Parmi ces cinq point de la démarche de recherche proposée, deux doivent retenir notre attention pour notre propos. Ce sont le « quoi observer » et le « comment observer ». En effet, le quoi observer est lié à une épistémè particulière. Ainsi, si nous mettons une personne dépressive en situation de vannerie, que devons-nous observer ? Son comportement (psychologie), ses relations avec les autres (psychosociologie), ses gestes (physiologie, cinésiologie, neurologie…), son rapport à l’argent (sociologie), son rapport à ses rôles familiaux… Où l’on voit que selon ce que nous observerons, nous serons plus dans telle ou telle discipline et à l’intérieur de celle-ci, dans un paradigme particulier car chaque science est partagée, parcourue par des courants de pensée qui s’opposent, s’imposent… Une fois que vous avez posé la situation, ce que vous allez observer (le comportement par exemple), vous choisissez l’angle, le regard particulier dans cette science (Psychologie cognitive, comportementaliste, génétique…). Vous devez alors mener une discussion méthodologique en lien avec votre paradigme. La psychologie cognitive n’utilise pas n’importe quelle méthode et applique des modes d’emploi particuliers car liés à des croyances en tant que paradigme cognitiviste. En outre, ce qui fait tout particulièrement la spécificité de tel ou tel approche conceptuelle, c’est l’interprétation des données, des résultats. Mais il en est de même pour toute activité ergothérapeutique. Pour l’installation d’une personne au fauteuil, quel regard privilégions nous ? Position (ergonomie), escarre (histologie, physique), stigmate (sociologie)… Deuxième volet : Impacts possibles sur la pratique
Après cette description de la relation théorique entre méthodologie et méthode en ergothérapie, considérons dans ce qui va suivre quelques remarques pratiques sur des méthodes, pouvant alimenter la réflexion portant sur la méthodologie en ergothérapie.
La méthodologie peut être déclinée comme étant la méthode de la méthode ou la méthode des méthodes. Dans la pratique ergothérapique où le soin est basé sur le comportement du professionnel plus que sur des artifices biologiques, il convient de centrer l’argumentaire sur le rapport dialectique entre la théorie de l’ergothérapie et la pratique de l’ergothérapeute. Celle ci est autant au service de la qualité du soin que de la recherche dans ce domaine.
La pratique n’existe pas sans théorie :
Dispenser le soin au même titre que n’importe quelle autre activité sociale personnelle, repose forcément sur des croyances et valeurs acquises durant notre développement. Faire de l’ergothérapie dans un champ de pratique ou dans un autre, soigner d’une manière ou d’une autre est déterminé par nos propres représentations et nos propres apprentissages, qu’ils soient bons ou moins bons ou encore mauvais. Ces critères doivent être relativisés par le milieu culturel qui sous-tend nos apprentissages. En psychiatrie ou en neurologie notre démarche thérapeutique peut par exemple nous amener à sortir un patient en ville pour lui faire faire des courses ou encore amener quelqu’un à faire un type d’activité précis dans un local adapté.
Les résultats des diverses évaluations mis à part, le choix d’activité va certes dépendre du projet de service, des matériaux et matériel dont nous disposons dans notre lieu de travail, mais également des critères personnels internes du professionnel. Le regard de l’observateur ne modifie t-il pas en effet le réel qu’il croit observer ?
Nos propres acquis éducationnels vont se conjuguer avec les valeurs auxquelles nous croyons consciemment ou inconsciemment, pour nous aider à décider. Une des croyances professionnelles est par exemple que l’activité dépend « naturellement » du choix du patient. Ce qui au demeurant fait fonctionner l’interface entre les valeurs et croyance du professionnel et celles de la personne soignée.
Nous soignons avec une démarche, plutôt qu’avec un bilan, une technique :
Faire un bilan, un « atelier d’ergothérapie », une orthèse, une posture, une expertise de l’habitat et j’en passe, n’est pas une fin en soi en pratique de réhabilitation (Kalfat et al, 1992, 1999).
Ce qui compte c’est la stratégie avec laquelle est organisée la manière de soigner et le contenu du soin.
Identifier les besoins de la personne handicapée et comprendre la dynamique des handicaps dans le contexte de cette personne sont ainsi les véritables prémisses de l’action thérapeutique. Ils nécessitent une méthode précise (Kalfat et al, 2006) qui respecte le triptyque fondateur de l’ergothérapie. Celui ci considère qu’une personne à besoin, pour bien vivre et parfois survivre, de faire des activités significatives pour elle, dans son milieu de vie habituel, entourée des ressources signifiantes (finances, personnes et services).
Il en va de même pour les actions thérapeutiques qui suivent l’étape première de l’évaluation.
Le raisonnement clinique émanant de cette étape va permettre d’arrêter, avec l’assentiment éclairé du patient, une stratégie d’action qui va l’aider à développer son niveau d’activités.
Ce plan thérapeutique peut se faire avec la panoplie de techniques dont dispose l’ergothérapie et qui doit être appliquée de la manière la plus objective par l’ergothérapeute, de la façon dont nous l’avons évoqué dans le chapitre précédent. Ce même ergothérapeute va ensuite mettre en œuvre un programme précis organisant une fréquence de séances, hebdomadaire par exemple, ainsi qu’une période qui va le renseigner sur la date à laquelle il va devoir refaire les bilans (tous ou en partie) pour pouvoir comparer les résultats.
L’ergothérapeute exprime et analyse alors des résultats de processus, qu’il peut communiquer à l’intérieur de l’institution (si cela est le cas) et/ou à son environnement extérieur (médecin traitant, et autres collègues paramédicaux).
Soigner avec une méthode structurée répond mieux au principe de globalité, des soins partant d’une personne et centrés sur elle :
Prenons l’exemple d’un menuisier de 45 ans, marié, hospitalisé pour une rupture tendineuse concernant un doigt de la main dominante. Des actions ponctuelles basées sur l’appareillage peuvent être réalisées par lui-même ou par un kinésithérapeute (compétences partagées). Les bases de l’action thérapeutique en ergothérapie (après stabilisation médicale pure) seraient ensuite organisées, autour d’un système d’évaluation spécifique comprenant des renseignements psychosociaux et cliniques qui vont permettre de connaître des séquelles éventuelles et de comprendre leur impact sur le mode de vie de la personne. Il s’agit ensuite de mettre en place des actions de réadaptation motrice, de revalorisation de la personne et de réinsertion avec une attention particulière portée sur la profession de la personne.
De la même façon en psychiatrie les soins de réhabilitation chez une personne stabilisée peuvent procéder par la connaissance des problèmes pratiques posés à la personne (activités problèmes, habitudes de vie, dynamique de la déficience mentale, état de l’habitat) et un accompagnement basé sur l’apprentissage ou l’adaptation, sur la revalorisation de la personne et sa réinsertion.
Lorsque nous soignons, nous cherchons dans le même temps à mieux soigner et à améliorer nos compétences :
Ce qui nous paraît important à souligner c’est l’effet rétroactif que procure le fait de s’obliger à suivre une méthode structurée. Une méthode répondant aux préceptes scientifiques (méthode expérimentale ou autre méthode apparentée) et ceux également scientifiques de l’ergothérapie, bénéficie maintenant d’un large consensus international. Mieux l’ergothérapeute est organisé, plus il utilise des préceptes professionnels et interprofessionnels, plus il apprend sur la manière de soigner et plus il se développe professionnellement.
Le dossier basé sur les référentiels du dossier d’ergothérapie de la Haute Autorité de Santé (HAS) (ANAES, 2001), est un outil qui traite entre autre de la manière dont peut être organisé le travail thérapeutique. Il peut être un outil performant d’organisation et de communication des soins. L’élaboration du dossier, sa tenue, sa gestion, sa mise à jour, sont autant de petites activités centrées sur celle dossier ; mais le dossier n’est pas le seul outil qui vise à mieux soigner et à améliorer nos compétences. La connaissance de notre environnement professionnel (outils institutionnels comme les projets de services, outils de mesure de notre activité) et social (connaissance la plus parfaite des compétences des autres professionnels, connaissance des lois et autres règles administratives) sont autant de possibilités qui sont à notre disposition pour nous améliorer en permanence.
Et la recherche en ergothérapie ?
La méthode structurée du soin facilite enfin l’accès à la recherche. A partir du moment où nous utilisons une organisation du travail, qui permet une dynamique d’apprentissage réflexif (Kalfat et al, 2004), l’intérêt à la recherche est sensé être déjà présent. Le bilan qui nous manque est plus vite identifié, l’accessibilité aux items et aux critères de l’échelle est beaucoup plus rapide. Cela permettrait par exemple de valider un outil d’évaluation dans un domaine de pratique précis (Kalfat, 2003 ; Pinsonnault et al, 2003).
Il sera aussi relativement aisé d’exploiter les éléments contenus dans des dossiers, qui parfois sans le savoir, comportent un matériel très riche. Cela permettrait par exemple de vérifier la qualité d’une technique de soins utilisée depuis longtemps sans que l’on sache exactement ses forces et ses faiblesses.
La recherche est basée sur le questionnement, sur le feed back professionnels, qui ne sont possibles, que si nous avons une connaissance claire des référentiels qui sous tendent nos pratiques.
C’est parce que je sais ce que je peux faire en ergothérapie, qu’en tant qu’ergothérapeute je suis curieux d’améliorer mes besoins d’observation, de traitement et de suivi thérapeutique.
Créer un outil d’observation dans la réhabilitation des séquelles de schizophrénie, dans le but de le faire valider, nécessite d’abord une bonne formation clinique. Celle ci doit être spécifique à la façon, avec laquelle l’ergothérapie voit la schizophrénie, en complémentarité avec la vue médicale (diagnostic et pronostic) de la maladie, et des outils avec lesquels il est possible à l’ergothérapeute d’organiser l’observation de cette personne qui vit avec ce type de handicaps.
Dans le même ordre d’idée rapporté à l’actualité du mémoire dans la formation en ergothérapie, ce n’est pas en utilisant x fois le même thème, que x étudiants pourront pour autant valider sur x années un bilan ou technique professionnelle.
Conclusion :
Soignons-nous avec de la méthodologie ou avec de la méthode ? Ni l’une, ni l’autre, bien entendu ! Cela dit, nous soignons méthodiquement, avec rigueur mais sans rigidité. Nous soignons grâce à une attitude, des compétences professionnelles qui, elles, reposent sur une démarche assise sur des repères méthodologiques, utilisant des méthodes et des outils ayant une forte validité. La qualité des soins et la recherche en dépendent.
À ce jour, ce référentiel nous manque. Le référentiel est avant toute chose un document public, accessible à tous et faisant consensus. Il est basé sur un triptyque (épistémologie, méthodologie, méthode), seule garantie d’une logique ayant une validité et donc de la valeur ajoutée à proposer tant aux ergothérapeutes qu’à la communauté scientifique. En effet, toute démarche n’a de valeur que si elle apporte quelque chose, valeur dans un premier temps, qualitative en termes de différences, d’autres points de vue et non de plus ou de moins.
Où l’on voit que cela impose une démarche conséquente de réflexion sur cette fameuse personne que nous accueillons. Mais si déjà, l’ergothérapie se met en marche forcée pour appliquer explicitement une démarche de recherche, qui n’est en fait qu’une démarche de thérapeute, alors un grand pas sera franchi. Nombre d’entre nous faisons déjà cela, sauf que notre démarche est encore enfouie sous les sédiments de l’implicite faute de temps, de courage pour formaliser tout ceci. Descartes a dit en son temps : « Cogito Ergo Sum », à nous de proclamer « Cogito Ergo Therapeia [3] ».
Bibliographie
Agence Nationale d’Accréditation et d’Evaluation en Santé, Le dossier du patient en ergothérapie, Paris, 2001, 73.
DELEUZE G., GUATTARI F., Qu’est ce que la philosophie ?, Éditions de Minuit, Paris, 1991
GUIHARD J.-Ph., Et si l’ergothérapie était une thérapie politique ?, in ErgOThérapies, N° 1, ANFE, Paris, 2001
GUIHARD J.-Ph., Cogito Ergo Therapeia, in ErgOThérapies, N° 21, ANFE, Paris, 2006
KALFAT H., GONZALEZ L., La réadaptation en psychogériatrie par l’Ergothérapie, In Expériences en Ergothérapie, Masson 1992, 5, 78-84.
KALFAT H., OTHONIEL J., GONZALEZ L., BÉNICHOU P., De l’Ergo à la Thérapie : Quelle démarche et quelle qualité dans un processus de Réhabilitation, Expériences en ergothérapie, 12ème série, Sauramps Médical 1999, 288-293.
KALFAT H., COLVEZ A., OTHONIEL J., GONZALEZ L., Le Bilan Modulaire d’Ergothérapie (B.M.E.), Description et Validation, Revue ErgOThérapies, mars 2003, 9, 5-12.
KALFAT H., A propos d’une expérience de recherche impliquant un partenariat franco canadien réussi, In La recherche et Expériences en Ergothérapie, Sauramps Médical 2003, seizième série, 9, 22-26.
KALFAT H., SANCHEZ-PONTON A., NESPOULOUS R., IZARD M.H., Pédagogie en recherche, Proposition d’un modèle sur l’évaluation en ergothérapie, Sauramps Médical 2004, XVIIème série, 10, 81-87.
KALFAT H., GONZALEZ L., L’évaluation en ergothérapie, Quelles possibilités et quelles règles ?, Revue ErgOThérapies, mars 2006, 21, 15-19.
PINSONNAULT E., DESROSIERS J., DUBUC N., KALFAT H., COLVEZ A., DELLI-COLLI N., 2003, Functional autonomy measurement system : development of a social subscale, Archives of Gerontology and Geriatrics, 37, 223-233.