Auteur : Frédéric PLATZ, Cadre de santé – Centre Hospitalier Spécialisé de Fains Veel (55)
« Ce qui compte ne peut pas toujours être compté, et ce qui peut être compté ne compte pas forcément » A. Einstein
Chaque époque de l’histoire sociétale a connu Sa grande vague du moment, Sa mode, Son engouement, voire Sa folie !
Depuis quelques années maintenant, c’est l’évaluation qui occupe principalement l’esprit de l’intelligentsia politique, économique, sociale et… sanitaire.
Il n’aura échapper à personne que cette démarche d’évaluation s’effectue à différents niveaux verticaux : évaluation macro-économique, évaluation des politiques de santé, démarche d’accréditation/certification en santé, évaluation des pratiques professionnelles, etc… jusqu’à la tentative d’élaboration d’un paradigme de l’évaluation ne retenant que ce qui est potentiellement quantifiable.
Ainsi, dans cette mouvance universelle, qu’en est-il de l’évaluation en ergothérapie et in fine de l’ergothérapie façon psychiatrique ? Qu’attend-on de cette évaluation ? Quelle est-elle ? Existe-t-il un paradoxe, un risque professionnel voire une « angoisse » pour l’ergothérapeute, tantôt évaluateur, tantôt évalué ?
La notion d’évaluation interpelle les professionnels ergothérapeutes en secteur psychiatrique. Ils sont en effet de plus en plus soumis aux questions pragmatiques des prescripteurs d’ergothérapie et de leurs collaborateurs soignants : « Que proposez-vous en ergothérapie et pourquoi ? », « Pourquoi, en tant que médecin, dois-je choisir de prescrire cette forme de thérapie ? ».
Plaçons également en filigrane de cette discussion la réalité du contexte sanitaire français : le soin a un coût de plus en plus élevé, la durée moyenne de séjour des patients est en baisse, obligeant les professionnels à agir de plus en plus promptement, à aller à l’ « essentiel » dans les soins. Dès lors, l’évaluation de la situation des patients, de l’impact de leurs symptômes sur leur vie quotidienne, mais également l’évaluation de la qualité du produit de soin ergothérapique deviennent nécessaires.
Il convient dans un premier temps de rappeler de manière synthétique ce qu’est l’évaluation.
Le mot évaluation possède des acceptions distinctes, sources d’ambivalence ou de confusion.
L’évaluation peut être l’action de donner une valeur de quelque chose. On y trouve une notion de mesure, d’estimation, éventuellement de paramétrage, qui renvoie à l’idée de chiffre, de quantième, etc.
Mais l’évaluation peut aussi connoter le jugement de valeur, terme à manier d’ailleurs avec grande précaution. Le jugement doit être entendu dans le sens de se « faire une opinion », de porter une appréciation sur une situation, sur un contexte ou encore, ce qui nous intéresse : sur les conséquences d’un symptôme. Cette connotation de jugement évoque de manière implicite la nécessaire comparaison entre une situation délétère et une autre dissemblable considérée comme « normale », si tant est que la normalité existe ou qu’elle puisse être entendue comme étant la situation acceptable par la société dans laquelle vit l’individu.
C’est cette deuxième acception du mot évaluation qui semble concerné l’ergothérapeute en psychiatrie. Pourquoi ?
L’évaluation chiffrée, quantifiée, formelle, existe en ergothérapie sous la forme d’outils validés (ex : bilan 400 points qui mesure la capacité fonctionnelle de la main). Elle repose sur un protocole bien défini, une passation formalisée, en un mot : sur du concret, du visible.
Or, toute la difficulté de l’évaluation en psychiatrie réside dans l’absence d’éléments matériels mesurables, palpables mais aussi dans l’incertitude, la discontinuité du soin, autant de sources d’inconfort, de désappointement et de difficultés de repères pour la nouvelle génération d’ergothérapeutes issus des filières scientifiques de l’enseignement secondaire, génération qui aime traiter, manier les « chiffres ». C’est la raison pour laquelle un bon nombre de professionnels ergothérapeutes en psychiatrie cherchent des « outils » généralisables à leurs différents types de prises en soins ou essaient de créer ces outils, car le paramètre quantifiable, mesurable, est rassurant pour le thérapeute face à l’instabilité d’une relation thérapeutique.
Viennent s’ajouter à ces difficultés intrinsèques l’évolution des neurosciences face à celle des théories psychanalytiques. Il est indéniable que ces dernières sont en perte de vitesse, d’autant plus depuis la publication d’un rapport de l’INSERM qui a mis le feu aux poudres en 2004 et qui consistait en une expertise collective établissant une comparaison entre l’efficacité de trois approches psychothérapeutiques – analytique, cognitivo-comportementale et systémique – à partir d’études scientifiques internationales. Cette expertise mettait en évidence de meilleurs résultats des thérapies cognitivo-comportementales dans la plupart des troubles mentaux étudiés. Autrement dit : la polémique va croissante dans le rapport de la psychanalyse à la science et à la psychothérapie. On trouve ici une nouvelle source d’instabilité et de perte de repères pour l’ergothérapeute car dans sa formation initiale, le modèle sous-jacent, implicitement entendu dans le programme des études d’ergothérapie est justement le modèle…analytique !
Enfin, dernier paradoxe de taille pour l’ergothérapeute : la nécessité d’évaluer sa pratique, de fournir une preuve de l’efficacité, de l’impact de la prise en soin ergothérapique sur l’évolution du patient. Cette évaluation, de type professionnelle, a pour objectif de montrer l’existence d’un lien entre la mobilisation de ressources (humaines et matérielles) synonymes de dépenses pour un établissement de soins et l’obtention de résultats tangibles, significatifs sur l’état de santé du patient ou plus précisément sur sa vie quotidienne.
Je me risque à mon tour à la polémique : quel ergothérapeute en secteur psychiatrique peut-il actuellement prouver qu’on ne peut se passer de lui dans un projet de soins ? Il s’agit donc pour lui de montrer simultanément que l’ergothérapeute évalue et qu’il est « value » (valeur, en anglais) !
Compte tenu des ces éléments qui présentent brièvement les difficultés actuelles et les questions que peuvent se poser les ergothérapeutes en psychiatrie, comment peut-on envisager, appréhender une forme d’évaluation dans ce secteur de soin, qui rappelons-le, repose sur l’impalpable ?
Une hypothèse de travail que l’on peut proposer est de tenir compte de l’évolution de la politique de santé mentale et du contexte institutionnel dans lequel elle est mise en œuvre. Cette connaissance peut nous permettre d’orienter ou ré-orienter, voire construire de toutes pièces la future évaluation en ergothérapie psychiatrique. Je précise bien qu’il s’agit d’une hypothèse de travail… Voyons comment.
Une évolution majeure du concept psychiatrique ces dernières années n’aura, là encore, échapper à aucun professionnel de ce secteur : la SANTE MENTALE.
Référons-nous justement au plan national santé mentale 2005-2008 pour comprendre ce concept.
La santé mentale comporte trois dimensions : la santé mentale positive qui englobe l’épanouissement personnel, la détresse psychologique réactionnelle qui correspond aux situations éprouvantes et aux difficultés existentielles, et les troubles psychiatriques qui se réfèrent à des classifications diagnostiques renvoyant à des critères, à des actions thérapeutiques et qui correspondent à des troubles de durée variable plus ou moins sévères et handicapants.
Le champ de la santé mentale est de facto particulièrement vaste. Il comporte une dimension individuelle et une dimension sociétale majeures. La réponse exclusivement sanitaire à la maladie mentale ne suffit pas car cette dernière est source d’exclusion sociale de part l’altération du rapport à l’autre d’un individu ainsi que de son incapacité à s’intégrer dans un groupe social, incapacité majorée par le sempiternel tabou de la maladie psychiatrique.
Ainsi, quels axes de travail se dégagent de ce plan santé mentale ? Citons la prise en charge décloisonnée, hors des murs, le renforcement des prises en charge ambulatoires et la diversification des alternatives à l’hospitalisation complète, le développement des réseaux en santé mentale, l’accès favorisé à un logement ou un hébergement adapté et enfin le développement des services d’accompagnement.
Ce plan met ainsi en exergue la volonté de prendre en charge le patient hors des murs de l’établissement, de favoriser le maintien du patient dans son environnement, maintenir le lien social et les échanges interpersonnels. Le plan santé mentale dit explicitement : « Il convient d’offrir une palette diversifiée de solutions apportant, outre les soins nécessaires, des réponses adaptées aux besoins des personnes concernées : maintien ou retour en milieu ordinaire de vie ou de travail avec recours à toute une gamme de services d’accompagnement (…) Il s’agit aussi de ménager les possibilités d’utilisation de ces solutions dans la continuité, avec une fluidité d’utilisation, en fonction de l’évolution des besoins de la personne, liée à sa santé ou à des conditions de vie. »
Telle est donc l’orientation de la prise en charge d’avenir en santé mentale. Soulignons-en les mots-clés : alternatives à l’hospitalisation, maintien dans l’environnement, lien social, autonomie. L’évaluation en ergothérapie ne peut-elle pas s’intégrer à juste titre dans ces différents axes ? Les ergothérapeutes ne sont-ils pas des professionnels de la « non-hospitalisation », de l’environnement, de l’autonomie ?
La grande majorité des ergothérapeutes en psychiatrie répondrait par l’affirmative.
Dès lors, quel processus d’évaluation mettre en place pour être crédible, rigoureux et finalement « faire » de l’ergothérapie ?
L’ergothérapeute, nous l’avons évoqué plus haut, a évolué en synergie avec le contexte sanitaire dans lequel il intervient. C’est pourquoi depuis la création de son « art », il a majoré son champ de compétences et l’a orienté non pas sur les symptômes, les déficiences ou les incapacités, mais sur la résultante pragmatique de ces facteurs : l’acte au quotidien. L’objectif de ce thérapeute de l’acte est donc le maintien dans une vie autonome, dans un environnement naturel ou adapté, vers une qualité de vie satisfaisante ou tendant vers la condition de vie acceptable socialement parlant.
On peut se risquer à un modèle général d’évaluation adaptable au contexte et au fonctionnement institutionnel de l’ergothérapie en psychiatrie.
Ce modèle très général ne « réinvente » pas le processus de soins en ergothérapie…il constitue d’ailleurs le quotidien ou presque de l’ergothérapeute.
Cependant, on peut en préciser certains éléments.
L’évaluation semble pouvoir s’effectuer sur trois périodes.
L’évaluation préliminaire (initiale ou encore « a priori ») doit permettre à l’ergothérapeute une approche holistique de la personne, sans focalisation sur un symptôme, un syndrome ou une pathologie. C’est pourquoi cette évaluation initiale doit permettre de considérer le patient dans sa situation réelle, son contexte social, son état actuel dans la pathologie et ses conséquences sur la vie quotidienne, relationnelle. Il est possible de rassembler ces éléments objectifs et subjectifs sur l’état de santé du patient en échangeant avec le médecin prescripteur, l’équipe de soins, la famille et bien sûr le patient lui-même sous forme d’entretien individuel.
Cette étape est déterminante pour la mise en place du soin ergothérapique le plus approprié au projet thérapeutique global du patient. Cette évaluation conditionne le choix de l’activité, le bien-fondé de la prise en soins ergothérapique pour cette personne ainsi que les modalités de ce soin : moyens utilisés, ressources mises en œuvre…
L’évaluation intermédiaire doit rendre compte d’une évolution significative ou de la non évolution de l’état de la personne en terme d’habiletés relationnelles, de comportement et d’autonomie. Elle permet également d’envisager, suite à la mise en activité, une évaluation plus précise, appropriée à certaines pathologies : évaluation des fonctions cognitives, neuro-comportementale, etc…
Ce stade intermédiaire permet à l’ergothérapeute de chercher à évaluer parallèlement la pertinence de son acte de soin, c’est-à-dire le lien entre les besoins initiaux - ressentis, identifiés, exprimés – et les objectifs thérapeutiques, les moyens et les ressources qu’il a mis en oeuvre pour répondre à ces besoins. Cette démarche le conduira le cas échéant à reconduire, réajuster ou réorienter son programme de soin.
Le troisième stade d’évaluation peut être qualifié de terminal ou de transition, selon sa finalité et l’orientation thérapeutique du patient à l’issue de la prise en soin. Nous l’avons exprimé plus haut, pour évaluer il faut comparer. Cette comparaison se fera à cette étape entre les résultats ou appréciations de l’évaluation initiale et intermédiaire. Elle sera l’occasion pour l’ergothérapeute de jauger simultanément la cohérence de son acte de soin, autrement dit l’union globale des composantes du programme ergothérapique mis en place et de ses réorientations et réajustements éventuels.
Enfin, les conclusions de l’ergothérapeute sont soumises au prescripteur, qui rappelons-le, est l’initiateur du soin ergothérapique. L’ergothérapeute sera de ce fait une aide au diagnostic et à la décision médicale portant sur l’avenir du patient. C’est là encore un moment pour l’ergothérapeute de s’interroger cette fois sur l’efficacité de sa prise en soin : le rapport entre les objectifs définis, le programme de soin et les résultats obtenus. C’est également une comparaison subjective entre les résultats escomptés (attendus ou prévisibles) et les résultats réellement obtenus.
Toutefois, l’ergothérapeute reste conscient qu’en aucun cas il ne peut s’attribuer les résultats obtenus, l’évolution positive d’un patient. En effet, ce dernier est pris en soin dans un « système » sanitaire articulant des actes multi-professionnels et utilisant la synergie des traitements médicamenteux et non médicamenteux.
Tous ces éléments semblent bien théoriques et peuvent paraître éloignés de la réalité quotidienne de nombreux ergothérapeutes en psychiatrie. Pourtant dans les perspectives de fonctionnement du système de soins à venir, nul ne pourra échapper à l’évaluation du patient, des pratiques…et de soi-même : montrer que l’ergothérapeute sait évaluer, mais aussi qu’il est « value ».
Se pose dès lors le problème des fameux « outils » d’évaluation. Les ergothérapeutes font référence, pour leur grande majorité, à des modèles conceptuels d’exercice : psycho dynamique, comportementaliste, cognitif, humaniste, etc… Certains d’entre eux se risquent à l’élaboration d’outils d’évaluation approximatifs, parfois empruntés ou constitués par un recoupement d’outils empruntés à d’autres pratiques ou d’autres professionnels : bilans, tests, grilles normées.
Une récente recherche sur l’évaluation en psychiatrie a montré que les ergothérapeutes ne voient pas ou peu la nécessité d’un outil d’évaluation utilisable de façon systématique. Cependant, un grand nombre d’entre eux se montre intéressé par l’utilisation ponctuelle d’un outil pour aider le thérapeute et aider par là même le patient en souffrance psychique.
Aussi, quels outils utiliser pour nos évaluations en psychiatrie ? Faut-il les créer ? Sont-ils nécessaires ? Les ergothérapeutes ont-ils tous la même représentation de ce qu’est un « outil » ? Ce terme est-il synonyme pour eux de non relation thérapeutique de déshumanisation du soin ? Ont-ils cette crainte, exprimée par J-Jacques LOTTIN, directeur d’études de santé publique à Lille qui évoque le fait que « nous avons tous constaté qu’évaluer en pédopsychiatrie, en gériatrie, en gynécologie, en petite enfance, en psychiatrie, a toujours pour ultime fin de démontrer l’inefficacité et la non-rentabilité de ces secteurs du soin, donc à préparer des fermetures de lits (cette obsession analogue au rêve de Michelin : je fais du profit, donc je licencie) » ?
En clôture de cette courte discussion, nous pouvons dire que nous prenons conscience du chantier ambitieux qu’est la formalisation d’une évaluation ergothérapique en psychiatrie. Cette ambition se doit d’être teintée d’humilité devant la complexité, la multiplicité des éléments, des facteurs qui interviennent dans une prise en soin multiprofessionnelle.
Les recherches sur les pratiques de soin et l’évaluation, mais aussi la création d’un modèle conceptuel français d’ergothérapie (soyons ambitieux !) contribueront certainement à l’avenir à clarifier pour les ergothérapeutes la construction de leur évaluation.
Oui, l’évaluation est et sera toujours davantage nécessaire, tant pour assurer une qualité de soin optimum que pour crédibiliser et vendre le « produit » de soin ergothérapique.
Alors l’ergothérapeute pourra affirmer qu’il évalue et qu’il est « value ».
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Auteur : Frédéric PLATZ, Cadre de santé – Centre Hospitalier Spécialisé de Fains Veel (55)