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Bienvenue chez les… Ou comment la théorie de la médiation peut aider un pauvre homme en faute.
GUIHARD Jean-Philippe
vendredi, 3 septembre 2010 / guihard

Résumé

Il était une fois un ergothérapeute qui essayait d’expliquer à un patient la théorie de la médiation afin de lui montrer que consulter un thérapeute ne rime pas obligatoirement avec maladie, folie, piqûre et médicament.

Partant de ce regard spécifique à la théorie de la médiation, l’ergothérapeute peut proposer une remédiation aux problèmes rencontrés par toute personne qui vient consulter.

Ainsi, une personne qui aurait fait la bêtise de se faire passer pour un paraplégique pourrait…

Article publié initialement en annexe de l’ouvrage : Expériences en Ergothérapie, 23è série, 2008 , chez Sauramps Medical, Montpellier.

théorie de la médiationQu’est ce que tu as fait ? Tu n’es pas bien ou quoi ? Tu te rends compte de la gravité de ton geste et de son énormité ? Comment veux-tu récupérer ça maintenant ?

— Ben, justement, c’est pour ça que je viens te voir ce matin. Toi seul peux m’en sortir…

— Tu rigoles ou quoi ! Tu te débrouilles maintenant. Il fallait réfléchir avant mon gars. Je ne suis pas l’armée du salut moi.

— Je t’en supplie, je t’en conjure. Là, tu vois, je me mets à genou devant toi, face contre terre et j’implore ton pardon et ton aide. »

Éric était allongé par terre, le visage coincé entre les deux chaussures de Frédéric et ne bougeait plus. La situation était pathétique et dangereuse car à tout moment, quelqu’un risquait de rentrer dans le bureau. N’y tenant plus, Frédéric releva ce qui restait de son collègue et qui était encore son ami il y a 2 jours encore.

« Relève-toi bon dieu, tu n’as donc aucun amour-propre ou quoi ? N’importe qui peut rentrer ici et tu veux aggraver la situation. Tu t’imagines si Catherine rentre dans le bureau. Nous aurions l’air de quoi. Merde, quoi, un peu de dignité quand même.

Tiens, tu prends cette carte de visite et tu vas voir ce type, il t’expliquera la situation mieux que moi. De toute façon, tu es fichu, tu n’as pas d’autre choix que d’y aller. Fallait réfléchir deux secondes mon gars, tu vois, même pas deux minutes, juste deux secondes et tu te serais aperçu de l’énormité de ta connerie. On ne joue pas au handicapé. Tu n’as pas lu le panneau en bas, sur le parking ? Si tu prends ma place, prends aussi mon handicap. Et bien, là tu y es, en plein dedans sauf que toi, t’es juste handicapé du cerveau en ce moment.

— Merci, merci, je savais que je pouvais compter sur toi » et Éric se jeta dans les bras de son ancien ex-ami.

« Purée, ça y est, tu recommences ! Lâche-moi, tu n’as toujours rien compris ou quoi. Allez, dégage d’ici et ne remets plus jamais les pieds, ni ici, ni ailleurs. » Et ni une, ni deux, il jeta son ex-ancien ami dehors.

Éric se retrouva dans le couloir avec une carte de visite dans les mains. Il était seul au monde, déconnecté des autres. Il allait devoir y aller, il le savait, le sentait. Éric bougea sa carcasse et tel un zombie, se rendit à sa voiture.

Il faisait bon dehors, les gars de l’Ouest diraient qu’il faisait trop chaud. Mais pas pour eux, par pour Éric. Le soleil cognait déjà, et il est vrai que le parking en plein soleil dégorgeait de la chaleur accumulée de la veille.

Une fois assis dans la voiture, Éric prit le temps de regarder cette carte de visite. Pourquoi Frédéric la lui avait-il donnée puisqu’il était fichu ? Il troqua ses lunettes pour des solaires. La carte de visite était assez minable, il ne s’était pas fatigué le concepteur, pas de logo, pas de mail, pas de téléphone portable, cela devait être un béotien de la bureautique. En plus, en plein milieu de la carte de visite, en grand tant qu’à faire, il avait écrit : Ergothérapeute. « Mais c’est quoi ce truc ! » s’exclama Éric ; « Je n’ai pas besoin d’un thérapeute, moi. C’est fait pour les malades ou les fous ! »

Éric allait sortir de sa voiture pour demander des explications à Frédéric quand il vit Catherine sortir du bâtiment. Il se coucha en vitesse sur les sièges pour ne pas se faire repérer. Éric la craignait fortement, elle était sa chef et croyez-moi, il ne rigolait pas tous les jours. Elle, en tous les cas, avait certainement rigolé en apprenant ce coup pendable d’avoir fait croire au médecin inspecteur qu’il était paraplégique afin d’avoir cette foutue mutation. Éric l’imaginait pliée de rire avec Laurence, sa collègue d’en face.

« T’as un problème Éric, tu ne vas pas bien ? » lui demanda Catherine.

Éric ne savait plus si c’était dans son rêve éveillé ou dans la réalité réellement réelle qu’il entendait Catherine lui adresser la parole. Il se redressa et constata qu’il ne rêvait pas et qu’elle était appuyée sur le rebord de la fenêtre de sa Mégane.

« Non, non, je… Euh, enfin… je cherchais le mode d’emploi de l’autoradio.

— À les mecs et leur voiture, leurs objets électroniques. C’est ça d’acheter une voiture neuve et de ne pas savoir s’en servir. Il ne t’a pas montré comment elle marchait ton vendeur ?

— Si, bien sûr que si, qu’est-ce que tu crois ?

— Et ben alors, tu n’as pas écouté ce qu’il t’a expliqué !

— Si que je l’ai écouté. J’ai même pris des notes pour Hélène des fois qu’elle a à prendre ma voiture.

— Ma voiture, ou la voiture ? »

Décidément, elle était toujours aussi pénible et avait visiblement décidé de me pourrir la vie. Comment vais-je me sortir de ce bourbier ? Catherine ne lui laissa pas le temps de réfléchir que déjà la suite fusait.

« Alors, on récapitule, tu as écouté, tu as pris des notes. Donc, nous avons trois hypothèses : soit tu as perdu les notes, soit tu perds la mémoire, soit tu n’as rien compris. Nous sommes bien d’accord sur ces hypothèses !

— Euh, je crois que tu as oublié la quatrième, soit c’est tout ça en même temps. »

Éric n’en revenait pas de son audace. Ouah, comment qu’il te l’avait cassée comme disent les djeunss.

« Je ne l’attendais pas celle-là. Tu me prends pour une imbécile ou quoi. Évidemment, qu’il y a toujours ce dernier cas, la dernière hypothèse dite cumulative. Mais, décidément, tu en tiens une couche. J’essayais d’être sympa avec toi compte tenu de la tuile qui t’est arrivée, et tu fanfaronnes. N’oublie pas Éric que la tuile, elle n’est pas tombée toute seule, ce serait plutôt toi qui te l’as fait tomber tout seul sur la tête. Alors, s’il te plait, ne joue pas avec moi quand bien même je serai bientôt débarrassé de toi. Ou plutôt, devrais-je dire, tu seras débarrassé de moi » miaula-t-elle dans son oreille gauche.

Allez, dégage d’ici car dans deux jours, tu ne fais plus partie de l’effectif. »

Éric démarra sa Mégane sans se faire prier. Décidément, elle en trimbale une couche.

Il roula vers la rue de la tour aux chouettes, la rue du ergothérapeute. On dit du ergothérapeute ou de l’ergothérapeute ? Il va falloir que je lui demande ça et à quoi ça sert ce ergothérapeute.

De toute façon, Éric ne se sentait pas malade, mais il était prêt à tout pour ne pas y aller. Il alluma la radio, Julien Courbet était en train de donner ses éternels conseils juridiques à une dame, soi-disant victime justement d’un psychothérapeute indélicat. Éric haussa le son pour en profiter. Comme quoi, le hasard fait parfois bien les choses. Si ce ergothérapeute est un escroc, il saura quoi lui rétorquer.

« Alors Mme Izard, c’est assez simple, lorsque vous avez affaire à quelqu’un qui se prétend thérapeute, demandez-lui toute suite son diplôme. Si c’est un vrai professionnel du soin, il doit avoir un diplôme d’État en règle. Autrement, vous aurez affaire avec une profession non règlementée et donc, sans contrôle possible et avec beaucoup de difficultés pour faire valoir vos droits. Ensuite, je ne vous cache pas que, même avec un diplôme d’État, certaines personnes sont indélicates. »

Décidément tout est bon pour faire peur à la France, maugréa Éric. Cela dit, il garda ce point en tête.

Rue de la tour aux chouettes, quel nom pour une rue. Bon va falloir trouver une place maintenant. Et dans une si petite rue, ça ne va pas être coton. Pourvu que je n’aie pas de créneau à faire.

Éric gara sa voiture sans problème, à bonne distance du ergothérapeute histoire que l’on ne sache pas sa visite. Il vérifia qu’il n’y avait pas âme qui vive dans la rue et marcha rapidement jusqu’à la porte d’entrée du cabinet d’ergothérapie. C’était ce qui était marqué sur la plaque à la porte d’entrée de la bâtisse.

C’était une vieille maison, très vieille d’ailleurs, maison à colombages bleus, datant du XVI°, XVII° siècle. Éric sonna et pria qu’il vienne ouvrir vite, cet ergothérapeute. Il jeta un coup d’œil aux alentours pour s’assurer que personne n’arrivait.

Au moment où il allait resonner, la porte s’ouvrit. Éric s’engouffra comme un malpropre à l’intérieur, bousculant légèrement la femme qui venait de lui ouvrir la porte. Éric ne voyait pas grand-chose, les pupilles encore à moitié fermées à cause du soleil extérieur.

Effectivement, la maison ne datait pas d’hier. Murs en pierres, poutre en bois faisant office de plafond, cloison en chêne et ce qui devait être une secrétaire, elle, d’époque plus actuelle, mais l’air renfrogné eu égard à la mini-bousculade.

« Je peux vous aider monsieur ? Monsieur comment ? »

Ça y est, l’interrogatoire commençait déjà. Éric secoua la tête comme pour remettre le cerveau à la place.

« Euh, ce n’est pas pour moi, c’est pour un ami.

— Oui, je sais monsieur, mais puis-je avoir votre nom s’il vous plait. Ce n’est pas pour tout savoir, mais juste pour faciliter notre conversation et réintégrer un cadre de relation plus conventionnel et poli.

— Euh, oui. Toutes mes excuses, je suis vraiment confus d’être entré comme cela. Mais, vous savez, mon ami est dans l’embarras et c’est assez urgent pour lui.

— Je n’en doute pas une seconde, Monsieur ?

— Disons que mon ami s’appelle Kalfat.

— D’accord, mais vous admettrez que vous ne vous appelez pas Kalfat et que je ne sollicitais votre nom que pour faciliter notre échange. Cela dit, n’insistons pas. Passons à côté, nous serons mieux que dans le couloir. »

La secrétaire le précéda dans son bureau d’époque, mais plutôt XVIII° si l’on se fiait aux boiseries.

« Asseyez-vous si vous le souhaitez. »

Le téléphone sonna, Éric profita de ce qu’elle décrochait pour s’asseoir et jeter un œil alentours.

« Oui M. Platz, je comprends bien, ne vous inquiétez pas, ce n’est pas grave. Il est là et votre impossibilité à honorer votre rendez-vous ne peut que l’arranger.

Bonne journée et à la semaine prochaine. »

Éric avait du mal à comprendre. Platz était le nom de son ex-ancien ami, était-ce le même ? Et il est là, était-ce lui ou le ergothérapeute ?

« Et bien monsieur, on peut dire que votre ami a de la chance.

— Vous voulez dire, Monsieur Platz ?

— Non, pourquoi.

— Vous venez de parler à Monsieur Platz qui est, enfin je veux dire, était, mon ami.

— Écoutez, je ne sais pas si vous connaissez la personne que je viens d’avoir au téléphone, mais je ne tiens pas à en discuter. Je voulais juste évoquer votre ami pour lequel vous venez chez nous.

— Ah, oui, suis-je stupide. Et pourquoi ai-je de la chance ? Enfin, je veux dire, mon ami.

— Et bien parce que le rendez-vous de M. Guihard vient de se décommander. Au fait, je vous rassure, tous les clients que j’ai au téléphone, je les appelle Platz comme cela, la confidentialité est préservée. Donc, prévenez tout de suite votre ami, qu’il en sera de même pour lui.

— D’accord, je le note. »

La secrétaire le regardait sans rien dire. Elle semblait attendre quelque chose de sa part. Mais quoi. Éric se sentait mal à l’aise face à elle. Elle était plutôt jolie, une petite quarantaine ou une grande trentaine suivant les jours. Un léger maquillage lui donnait un teint naturellement halé, les traits fins tranchaient avec le désordre sur son bureau.

Le silence se prolongeait lourdement. Éric regardait alternativement ses chaussures et dehors afin d’éviter son regard et son buste. Il se demandait bien ce qu’elle pouvait attendre. Pourquoi n’appelait-elle pas son ergothérapeute. Elle me cuisine ou quoi ?

Il jeta un œil en biais lors d’une de ses translations chaussure-vitre pour savoir si elle le regardait ou si elle l’observait. Difficile à dire.

N’y tenant plus, Éric se lança :

« Excusez-moi madame, vous semblez attendre de ma part quelque chose. Me trompe-je ?

— Non Monsieur, comme je viens de vous le dire, le rendez-vous de Monsieur Guihard vient de s’annuler et donc, il est disponible pour votre ami. J’attends donc que vous l’appeliez afin qu’il puisse venir.

Peut-être n’avez-vous pas de téléphone ? suis je sotte. Vous pouvez utiliser le nôtre si vous le souhaitez. »

Et mince, me voilà piégé. Bon, on lâche tout car je ne peux plus continuer comme cela. Je passe pour un imbécile et de toute façon, je n’ai plus rien à perdre.

« Chère Madame la secrétaire, nous n’allons pas continuer à faire semblant, vous avez deviné que cette requête était pour moi.

— Cher Monsieur, deviner est bien grand verbe, disons que je l’avais subodoré. Ne bougez pas, je vais prévenir Monsieur Guihard de votre présence.

Elle se leva et entra dans le bureau adjacent. Éric n’eut pas le temps de se poser mentalement qu’elle revenait déjà.

— Veuillez entrer Monsieur, vous êtes attendu.

Éric se leva prestement et entra dans la fameuse pièce. C’était une pièce assez sombre, tout en pierre avec une énorme cheminée au fond. Le bureau du ergothérapeute était placé en diagonale et un homme était debout derrière. Il devait avoir dans les mêmes âges que sa secrétaire, peut-être étaient-ils d’ailleurs mari et femme ou amant. En tous les cas, « Quel bel homme » aurait dit Jack Lang.

« Bonjour Monsieur ?

— Trouvé, comme Douve, mais avec un Tr et un é à la fin.

— Asseyez-vous donc Monsieur Trouvé, avec un Tr et un é. Je m’appelle Jean-Philippe Guihard. Que puis-je pour vous.

— À dire vrai, je n’en sais rien. Un ex-ami m’a donné votre carte de visite et me voilà ici, chez vous, sans trop m’en rendre compte. »

« Et voici Monsieur Guihard toute mon histoire et comment je suis arrivé ici, devant vous. C’est assez clair me semble-t-il ?

— C’est assez classique en tous les cas. Je suppose que vous voulez savoir ce que c’est qu’un ergothérapeute ?

— Tout à fait et en plus je voudrais savoir si on dit du ergothérapeute ou de l’ergothérapeute. Mais aussi, car ergothérapeute c’est le nom de votre profession, mais quel est le nom de ce que vous faites ? Et enfin, êtes-vous un vrai professionnel ?

— Commençons par vos questions si vous le voulez bien. Je suis un « vrai » thérapeute car j’ai un diplôme d’État. Ensuite, on dit l’ergothérapeute et ce dernier pratique l’ergothérapie. Comme son nom l’indique, je suis un thérapeute et qu’est ce que je soigne ? Et bien l’ergo des gens. Élémentaire mon cher Watson.

Cela dit, qu’est-ce que l’ergo ? reprit Jean-Philippe. Et bien cela renvoie au mot grec ergon qui veut dire, pour faire simple et non simpliste, l’activité, le faire, l’agir. Donc je soigne les personnes qui ont des problèmes au niveau de leurs activités humaines. Et savez-vous comment je fais pour soigner cela ? Et bien, toujours comme le nom de cette profession l’indique, je mets les gens en situation de faire des choses. J’utilise donc l’activité comme un moyen de soigner. Le kiné va vous faire bouger les membres de votre corps, le psychologue va vous faire parler, le médecin vous donner des médicaments, l’infirmière vous piquer les fesses, et bien, moi, je vais vous faire faire des trucs, des activités comme la vannerie, cuisine par exemple.

— Vous êtes comme ma chef alors ?

— C’est-à-dire ?

— Et bien un chef, ça fait faire des choses aux subordonnés, ça donne des ordres et nous exécutons.

— Pas tout à fait car a priori, si vous êtes ici, c’est que vous l’avez un petit peu voulu. Remarquez que je ne dis pas « désiré » et que j’ai bien dit « un petit peu ».

— Nous n’allons pas chipoter sur le niveau de volontarisme car c’est bien les problèmes qui nous obligent à venir.

— Oui, je le sais pertinemment bien, mais venir voir un ergothérapeute est une démarche plus volontaire que celle d’aller chez le médecin compte tenu de notre maigre popularité.

— Certes, j’en conviens.

— Alors Monsieur Trouvé, que puis je pour vous ?

— Et bien, comme je vous l’ai dit, je n’en sais rien. On m’a donné votre carte de visite, au demeurant assez laide, et je suis ici.

— Passons sur la qualité esthétique de ma carte de visite, et arrivons à votre deuxième point. Vous sentez-vous prêt à m’en dire plus ?

— À dire vrai, je ne sais pas quoi vous dire de plus car je ne suis pas malade, pas fou et je ne vois pas en quoi j’aurai besoin d’un ergothérapeute, fut-il un vrai professionnel.

L’ergothérapeute se cala confortablement dans son fauteuil, joignit ses mains en forme de prière et plissa les yeux. Il semblait réfléchir, observer Éric calmement. Ce dernier semblait étonnamment tout aussi calme.

« Bon, commençons par le commencement lança l’ergothérapeute. Si vous êtes ici, c’est parce qu’un ami, un collègue vous a donné ma carte et qu’il considère qu’il y a quelque chose qui ne fonctionne pas correctement pour vous, ce qui est normal.

— C’est-à-dire, normal ?

— Et bien, le bon fonctionnement, le normal est une chose toute relative, n’est-ce pas ? Si vous deviez consulter à chaque fois que quelque chose ne va pas, je serais milliardaire en barils de pétrole. Cela dit, normal veut dire, pour faire simple, que vous pouvez encore partager des choses avec les autres. »

Éric restait pensif à l’écoute de cette réponse. Cela semblait si évident comme définition qu’il ne savait pas quoi répondre. Effectivement, quand je suis dans la norme, je connais les codes de communication et je sais jouer avec pour être et rester en relation avec les autres. Et qu’est-ce que la relation, si ce n’est de l’échange et donc du partage ?

« Vous me semblez dubitatif quant à ma réponse, fit remarquer l’ergothérapeute.

— Non, non. Je réfléchissais à votre proposition. Moi quand c’est simple, cela me paraît louche et j’ai du mal. Ce n’est pas que j’aime le compliqué, mais je m’y plaît. Ma chef enfonce le clou de temps en temps, en ajoutant que je m’y complais. Comme quoi ce n’est pas simple tous les jours.

— À qui le dites-vous M. Trouvé.

— Si je comprends bien, maintenant que je n’ai plus de possibilité de partager avec mon ex-ami qui m’envoie chez vous, je ne suis pas normal.

— Comme vous pouvez vous en douter, ce n’est pas si simple, c’est même plutôt du genre complexe et non compliqué, mais c’est un autre débat. Nous ne sommes pas programmés, conçus – vous mettez le mot que vous voulez – pour être en partage avec tout le monde. Le peace and love n’est plus d’actualité. D’autre part, notre vie n’est pas figée dans le marbre et tout change et évolue. Les relations sont donc inscrites dans cette évolution. Je sais bien que nous nous marions pour la vie et pour le meilleur, mais vous en conviendrez qu’aujourd’hui nous pouvons changer de partenaire assez facilement.

— J’ai du mal à vous suivre. Ou plus exactement, je vois bien ce que vous voulez dire dans votre définition de la normalité. Mais j’ai du mal à me situer dans celle-ci. Suis-je normal ou pas ?

— Est-ce important pour vous de savoir si vous êtes normal ? Ne confondriez-vous pas normal et pathologique ?

— Sûrement… Enfin, peut-être… Faut voir… Allez savoir… En fait… Je n’en sais rien. Tout ce que je sais, c’est que j’ai quand même l’impression d’être normal, de ne pas être malade. Enfin, c’est ce que je pensais il y a cinq minutes.

— Ce n’est pas grave. Vous avez des relations sociales avec les collègues de travail, voisinage, une partie, voire toute, votre famille ?

— Évidemment, qu’est ce que vous croyez !

— Pas de méprise, je ne fais que vous poser quelques questions afin de mieux vous connaître et vous aider.

— Excusez-moi, je m’embrouille un peu en ce moment.

— Et bien, justement, je suis là pour débrouiller un petit peu tout cela. Vous voulez un café ?

— Ce n’est pas de refus. »

L’ergothérapeute se leva et alla faire deux expresso. La machine à café était posée en plein milieu de la bibliothèque, entourée de livres et disques. Elle semblait être l’élément central du pan de mur. Éric n’avait pas prêté attention à ce dernier. Il n’avait quand même pas lu tous ces livres ? Dans l’affirmative, ergothérapeute était une profession où l’on avait du temps pour soi et pour lire vu la quantité de livres présents.

« — Sucre ?

— S’il vous plaît.

— Où en étions-nous ?

— Au fait que j’étais normal et pas malade.

— Vous étiez ou vous êtes ?

— Je suis, bien entendu.

— Voilà qui est mieux. Effectivement, vous me semblez être normal.

C’est important la question du temps utilisé. Les ergothérapeutes, comme je vous l’ai dit, s’occupent des problèmes du faire des personnes et donc aussi des handicaps. Le handicap est une situation où les personnes ont des difficultés, voire des impossibilités, de faire des choses. Pendant des années, on a pensé le handicap comme une chose figée. Vous étiez handicapés, point à la ligne. Depuis quelques années, nous pensons les choses, non plus en handicap, mais en situation de handicap ce qui implique une notion de temporalité. Vous avez un souci uniquement dans une situation donnée et à un moment donné et cette situation-problème va, de fait, évoluer dans le temps.

Donc, on peut dire que vous êtes normal, mais un petit peu moins qu’il y a quelques semaines, conclut l’ergothérapeute avec un large sourire.

— Vous êtes décidément tordu comme professionnel, lui renvoya Éric avec un large sourire, mais plus ironique.

— Maintenant que ce détail est réglé, attaquons-nous au deuxième : la maladie. Vous me dites ne pas être malade. Soit…

Nous les thérapeutes, nous disons pathologique pour faire intelligent, mais pas que pour cela. Chaque profession a son jargon, je ne vais pas vous l’apprendre. Toujours est-il que, est pathologique une situation où il y a un excès de souffrance pour la personne concernée et/ou son entourage. Cette souffrance est à tout point de vue, tant physiologique, physique que psychologique. Les organes sont en souffrances lors de ce que le langage courant appelle maladie. Est-ce le cas pour vous ?

— Bonne question docteur !

— Mauvaise réponse n’est-ce pas ?

— Je ne sais pas. Ça commence à me courir cette discussion, où voulez-vous en venir ?

— Là où vous voulez bien m’emmener.

— La où je suis censé aller, je ne vous souhaite pas d’y aller…

— Et où est-ce donc ?

— Et bien, pour faire vite, on va dire que j’ai fait une grosse bêtise et que je suis puni maintenant.

— Je ne vous demandais pas pourquoi y allez-vous mais où allez-vous ? »

La conversation commençait à se durcir. Éric s’était enfoncé dans son fauteuil, les bras croisés et Jean-Philippe s’était avancé, les bras posés sur son bureau. La tension avait pris une graduation sur l’échelle de tensiomètrie. Éric fixait le troisième œil de l’ergothérapeute pour essayer de se donner une contenance et oser ainsi défier son interlocuteur comme s’il s’agissait d’une joute. Malheureusement, tel n’était pas le cas car l’ergothérapeute devait se moquer complètement de sa bêtise ruminait Éric. En fait, tout le monde s’en foutait et il lui semblait que sa présence dans ce bureau était pure perte de temps. Cela dit, il n’avait rien d’autre à faire.

Comment allait il pouvoir s’en sortir ? S’il disait tout à l’ergothérapeute, ce dernier allait pouffer de rire car il n’était pas malade, sa situation était cocasse, tout au plus risible, mais en aucune manière une situation de handicap. Cela dit, Éric sentait bien qu’il avait besoin d’éclaircir la situation afin de voir pourquoi il était dans cet état. Il relâcha les bras, prit appui sur les accoudoirs, prêt à se lever quand sa bouche s’ouvrit et les mots sortirent dans la pièce à défaut de son corps du bureau.

— Bon, le problème est simple, je ne comprends plus rien à ce qui m’arrive. Je ne suis pourtant pas en situation de handicap tel que vous me l’avez expliqué tout à l’heure mais il y a quelque chose qui cloche dans ma vie.

Je voulais absolument une mutation et je me suis fait passer pour un handicapé en chaise roulante devant le médecin inspecteur et, bien entendu, il s’en est aperçu. Résultat des courses, me voilà comme dans le film bien connu des Chtis, puni à me rendre, non pas dans le Nord, mais pire, en Bretagne. Or, je ne suis pas alcoolique et je sais que me rendant là-bas, ce sera pire que tout, je vais être obligé de boire, de parler breton, de jouer du biniou et de manger du poisson tous les jours. »

Éric avait jeté tout cela à la figure de l’ergothérapeute comme si sa vie en dépendait. Il s’était rejeté au fond du fauteuil, comme vidé par tout ce qu’il avait osé dire, exténué par ces heures passées à ruminer seul cette perspective.

— Je vois, enchaîna Jean-Philippe profitant de ce qui lui avait été confié. Vous êtes effectivement en situation de handicap, mais elle n’est pas si grave que cela. Nous allons faire une petite évaluation et vous verrez que ce dont vous avez besoin est à votre portée.

— Oh pela !, pela ! moi les évaluations, ce n’est pas mon truc car à chaque fois, je me fais planter par ma chef de service.

— Alors, si vous préférez, disons que nous allons faire le point ensemble. Cela dit, je me permets de vous préciser qu’une évaluation, c’est « juste » mettre en valeur des choses et qu’elle devrait être positive. Mais je vous l’accorde, c’est rarement le cas car nous sommes restés traumatisés par l’école qui passe plus de temps à mettre en valeur ce qui ne fonctionne pas chez l’enfant plutôt que de valoriser son potentiel et ainsi, baser sa pédagogie sur ce potentiel et non sur ses manques.

Passons à un autre sujet, savez ce qu’est un être humain ?

— ??? Je ne suis pas sûr de comprendre cette question. Vous allez chercher à savoir si je suis bien un être humain ? Cela ne se voit pas ?

Julien Courbet m’avait dit de me méfier des charlots, mais alors là, ça dépasse l’entendement. Vous êtes sûr d’être ergothérapeute ?

— Du calme. Je crois que nous ne nous sommes pas compris car…

— Oh que si Monsieur Bourret. Ou plus exactement, je n’ai rien à voir dans cette non-compréhension. En tous les cas, je ne vous permets pas de me traiter d’imbécile. Et Éric se leva pour sortir.

— Attendez un petit instant s’il vous plaît, je ne voulais pas vous froisser. Vous me semblez avoir les nerfs à fleur de peau et cette tension est bien le signe d’une souffrance plus que patente chez vous. Je me trompe ? »

Alors qu’Éric avait atteint la porte du bureau, il se retourna les yeux embués par le souvenir d’une vie lointaine et heureuse.

« Ok, allons-y une bonne fois pour toutes, j’en ai marre de ne pas pouvoir supporter cette situation, de ne pouvoir assumer mes actes.

— Qu’en pense votre femme ?

— Je vis seul.

— Bon reprenons et essayons de voir ce qui ne va pas. Mais pour cela, j’ai besoin de vous expliquer brièvement ce que nous allons regarder chez vous. C’est le pourquoi de ma question sur ce qu’est un homme. Je peux vous faire des examens physiques pour connaître votre poids, votre taille et ainsi de suite, mais cela ne nous avancera guère à ce niveau de discussion. »

Éric se rassit dans le fauteuil, croisa ses bras derrière la tête et ferma les yeux.

« Et bien, un homme, c’est la combinaison de quatre niveaux dits de rationalité. Notre rapport à notre environnement est toujours indirect. Nous passons par des organes pour percevoir ce qui nous entoure. Par exemple, nous utilisons les yeux pour voir, les oreilles pour entendre, la peau pour sentir le chaud, le froid, nos articulations, nos muscles pour peser et ainsi de suite. Ensuite, notre cerveau traite ces informations pour en faire des informations utilisables qui font appel à notre raison, notre capacité à penser, afin d’adapter notre comportement à notre environnement matériel et humain et ainsi avoir une vie normale. À ce propos, nous utilisons aussi notre raison, notre pensée, pour adapter notre environnement à nous.

Ces quatre plans, ces quatre niveaux, ils ont été découverts grâce à l’étude de cas de certains malades. Le plus amusant, si vous me le permettez, c’est que la première équipe à avoir mis en évidence cette chose, est une équipe de chercheurs Bretons, de l’université de Rennes et du CHU de cette même ville. Jean Gagnepain et Olivier Sabouraud ont ainsi créé la théorie de la médiation car nous avons accès au monde par la médiation de ces quatre plans.

Toujours est-il qu’ils ont découvert que les quatre plans correspondaient à ce que nous utilisions au quotidien et que nous les retrouvions chez tout le monde. Nous allons donc essayer de voir à quel plan se trouve votre souci, en sachant qu’il peut y avoir plusieurs plans problématiques en même temps. Cela vous convient-il toujours ?

— Pour le moment, ça me va, allons-y, voyons sur quel plan je débloque.

— Pour ce qui relève du premier plan, Il s’agit de notre capacité de réflexion, de conceptualisation, de langage. Pour faire simple, de notre capacité à penser. Comme vous le savez, nous pensons le monde qui nous entoure, nous le construisons avec des mots, et les mots sont des idées, des concepts. Si je vous dis « soleil », cela évoque tout de suite une association d’idées. De même, si je vous dis Fest-Noz, cela doit évoquer des choses douloureuses pour vous si je ne m’abuse ?

— Que voulez-vous dire ?

— Et bien, le Fest-Noz est une fête bretonne et je pensais que vous connaissiez car voyez-vous, je suis Breton !

— Décidément !

— Ainsi avons-nous constaté qu’il y a des personnes qui ont des difficultés à penser, c’est-à-dire, à mettre en relation des idées, des mots sur des choses qu’ils voient ou entendent. C’est un problème relatif au signe. Nous retrouvons sur ce plan les aphasies par exemple. Mais attention, pas les aphasies telles que décrites par la tradition médicale et neuropsychologique. Mais c’est une autre histoire.

Ainsi, ce stylo, vous savez ce que c’est parce que vous avez une idée rattachée à ce mot « stylo » et quand bien même vous ne le voyez pas, vous le reconnaissez comme étant un outil pour écrire.

Et c’est là que nous arrivons à notre deuxième niveau de rationalité. Comme nous avons une capacité à penser, nous avons une capacité à outiller notre environnement car nous passons notre temps à faire des trucs et que ce faire, passe toujours par des outils. Ce deuxième niveau est donc le niveau de l’outillage. Mais attention, l’outillage n’est pas que bricolage, marteau, perceuse, il est aussi des chaussures qui sont des outils pour marcher, une maison qui est un outil pour habiter, une chemise qui est un outil pour protéger la peau, le téléphone, un outil pour communiquer. Les maladies que nous retrouvons au niveau de ce plan ne vous diront rien, elles s’appellent apraxie, atechnie. Les aphasiques par exemple, ont des difficultés à écrire, non pas parce qu’ils auraient des problèmes relatifs à l’outil crayon, mais uniquement parce qu’ils ont des difficultés à concevoir. Ce qui se conçoit mal, s’écrit tout aussi mal. En même temps, cette équipe de chercheurs a eu des patients qui n’étaient pas aphasiques et qui, pour autant avaient des problèmes de graphie. En explorant ces troubles un petit peu plus, ils ont découvert que les problèmes d’écriture se retrouvaient lors du brossage des dents, de l’habillage. C’est ce qui leur a permis d’isoler ce plan de l’outil, de l’outillage.

Et nous arrivons à notre troisième plan. Celui de la relation avec les autres car nous vivons toujours avec d’autres personnes dans une société donnée. Ici, nous sommes dans un niveau de capacité à pouvoir échanger, communiquer. Dans le premier niveau, nous étions au niveau du langage, ici, nous sommes au niveau de la langue. La langue est un ensemble de signes qui font sens pour une communauté donnée. C’est aussi le rapport à la loi, au règlement, au partage, à la liberté, à l’interdit, à l’autorisé. C’est à ce niveau que nous avons la conscience historique, notre capacité politique, c’est-à-dire de décider du comment vivre ensemble, du comment régler le rapport aux autres. Vous n’avez jamais vu un lion décider de devenir végétarien et de vivre en communauté et bien, les hommes en sont capables et c’est même ce qui nous fonde en tant qu’être politique et non social comme il est dit abusivement.

— Pourquoi dites-vous abusivement, j’ai bien des relations sociales ?

— Oui, vous avez des relations sociales mais vous avez aussi des relations sociétales. En fait, cela vient de ce que les romains ont traduit l’expression d’Aristote de l’homme comme zôon politikon – animal politique – en socius et c’est devenu social et non politique. Si nous reprenons notre outil « chemise » du plan précédent, notre chemise se transforme au niveau de ce troisième plan en symbole social d’appartenance car cette chemise à une forme donnée, correspond à une mode et à un groupe social. Les maladies principales que nous retrouvons à ce plan sont du registre de la psychose comme difficulté de rapport aux autres, au monde. Mais continuons notre voyage dans les plans.

Nous arrivons au dernier niveau qui correspond à celui de ce que je m’autorise, ou pas, à faire, à dire. C’est celui de la personne, du psychologique. Sur ce plan, nous avons une capacité à décider de faire telle ou telle chose, à nous frustrer, à faire des choix. Nous nous situons au niveau de l’autonomie, du désir. Nous avons tous une capacité à prendre notre vie en main, à la diriger plus ou moins aisément, si vous voyez ce que je veux dire. Nous retrouvons deux maladies opposées que sont les psychopathies et les névroses.

Pour résumer, lorsqu’une personne vient consulter, je regarde toujours avec elle ces quatre plans afin de voir où cela cloche car ils sont tous les quatres imbriqués les uns avec les autres. Quelqu’un qui ne parle plus, d’où cela vient-il ? Soit il a fait un accident vasculaire cérébral et est aphasique. Mais pour autant, une personne aphasique n’est pas muette, elle a toujours des capacités à communiquer avec les autres — troisième plan — quand bien même cela passe par d’autres choses que la parole, elle a toujours un rapport aux autres, elle a toujours une perception d’elle-même, de qui elle est et sait toujours utiliser des outils. Dans ce cas, c’est au niveau du plan 1 que cela dysfonctionne puisqu’elle peut faire à manger, se promener et décider si elle va faire les soldes ou pas. Mais si cette personne ne dit rien car elle est déprimée, nous verrons que ce n’est pas le plan 1 qui dysfonctionne mais le plan 4 car elle est en souffrance et que celle-ci l’empêche de décider de sa vie.

Nous allons voir cela en pratique avec vous-même, ce sera plus simple et plus parlant… »

Éric ne bougeait pas, les bras toujours derrière la tête. Il passa sa jambe droite sur la gauche et se tourna vers l’ergothérapeute. Ce dernier finissait son café, qui devait être froid.

« Que voulez-vous que je vous dise. Vous vous doutez bien que je n’ai rien compris à votre théorie. Vous voulez savoir si je sais penser ? Et bien oui, je pense et beaucoup trop en ce moment. C’est compris là-dedans les gens qui pensent trop ?

— Pourquoi pas, pourvu que vous n’ajoutiez pas des qualificatifs de type « bonnes », des « mauvaises », « justes » et autres jugements de valeur.

Vous avez donc retenu que nous pensions. Comme quoi…

— Oui et même que nous utilisions des outils. Voulez-vous dire qu’il y a des personnes qui ne peuvent plus utiliser d’outils ? Comme il y a la grippe, il y a la grippe de l’outil ?

— C’est une façon de voir les choses, mais oui, il y a des personnes qui ont cette capacité de grippée. Mais cela peut vous arriver, ou vous est déjà arrivé. Par exemple, si vous êtes amené à faire la cuisine et à utiliser des outils de cuisine que vous ne connaissez pas, vous aurez au début quelques difficultés à les manipuler faute d’en connaître le mode d’emploi. Si en plus, vous faites une recette de cuisine que vous ne connaissez pas, et bien, vous serez handicapé sur les 2 premiers plans car vous devrez suivre pas à pas la recette en la lisant, la relisant, tout en apprenant à utiliser tel ou tel robot. Et croyez-moi, ce n’est pas toujours simple surtout quand il y a plusieurs choses à faire en même temps, comme mélanger les bonnes proportions de farine, sucre, œuf tout en n’oubliant pas le beurre qui fond doucement dans la casserole. Mais ces désagréments seront aussi liés au fait que vous avez invité des amis à dîner et que les conventions sociales veulent que l’on fasse un repas amélioré (plan 3) et, in fine, ce sera éventuellement le plan 4, celui de l’autorisation qui vous handicapera car vous vous êtes mis peut-être trop de pression.

Et vous, qu’en pensez-vous ?

— Je ne suis pas très doué avec mes dix doigts, mais je me débrouille quand même. Cela dit, je n’avais pas vu les choses comme cela. Je commence à entrevoir où vous voulez m’emmener.

— Désolé, mais je vous emmène nulle part, c’est vous qui trouvez un petit chemin pour aller là où cela vous arrange. Je ne fais que donner la carte pour vous repérer, vous laissant naviguer, vous promener sur le territoire.

— Vous pouvez préciser la carte — le territoire ? Je ne saisis pas trop.

— Ce n’est pas grave, continuez.

— Non, non, j’insiste.

— Et bien, disons que la carte est une représentation dessinée d’un endroit. Le territoire, c’est l’endroit de la carte où vivent en vrai les personnes. Donc, moi je vous propose une carte représentant une partie de votre vie, histoire de vous guider. Mais vous, vous parlez, vivez ce lieu, cet endroit, ce territoire.

— Nous voilà dans la géographie maintenant, décidément, c’est bizarre l’ergothérapie !

— Et non, désolé, mais il s’agissait d’épistémologie et non de géographie.

— Soit, mais si je vous vois bien venir, vous allez me dire que c’est dans ma relation aux autres que ça cloche et que donc, c’est de ma faute, voire que je suis un petit peu maboule ? N’est-ce pas docteur ?

- …

— C’est tout ce que ça vous inspire ce que je viens de vous dire ?

— Je croyais vous avoir déjà répondu quant au fait que vous soyez fou ou non, que je vous manipule et autres balivernes.

— Vous croyez que c’est facile d’être ici à vous parler de moi. Vous ne pourriez pas m’aider au lieu de rester là, assis benoîtement derrière votre fauteuil comme un grand savant qui sait tout.

— Si je vous dis que votre énervement tient à ce que vous ayez deviné où cela cloche, je pense que vous allez me traiter de grand pervers ? Allez, continuez, nous tenons le bon bout.

— OK, OK, pas de panique, je sais que mon problème se trouve au plan 3 et 4. Je me fais une idée complètement erronée des Bretons et je n’ose pas quitter mon petit confort et ma maman.

— Et bien, vous voyez que l’on y arrive.

— Et bien pas du tout car je ne vais pas abuser de votre temps et donc faire rapide. Tout cela est une farce. Rassurez-vous, cher Monsieur Guihard, vous n’êtes pas filmé et ce n’est pas la télévision ou la radio. Je ne suis pas Éric Trouvé.

— Là, voyez-vous, je m’en serai douté. Alors que me vaut cet honneur cher client ?

— Rien de particulier. Ou plutôt si, je suis ergothérapeute-inspecteur D.D.A.S.S. et je viens voir votre niveau de pratique. Qui plus est, je tiens à vous signaler que vous êtes le premier ergothérapeute à être contrôlé !

— Vous me faites trop d’honneur cher confrère. À quoi, ou à qui, dois-je cet honneur ?

— Je ne sais pas si vous vous souvenez de vos propos lors des Assises nationales de l’ergothérapie ?

— Pour partie car j’ai une fâcheuse tendance à en rajouter.

— Lors de l’après-midi de table ronde, vous avez présenté le livre blanc de l’ergothérapie avec une de vos collègues et à la fin de votre propos, vous avez demandé une bouteille d’eau afin d’éclaircir votre voix. Vous vous en souvenez ?

— Tout à fait, mais je ne vois pas le rapport avec mon chat dans la gorge.

— Après avoir bu, vous avez annoncé à l’assistance nombreuse et tout à l’écoute la création d’un ordre des ergothérapeutes. Et bien, vous l’avez souhaité et vous l’avez eu. Cet ordre implique un contrôle des pratiques, d’aucuns disent, une évaluation des pratiques. La voilà en vrai devant vous, le premier ergothérapeute inspecteur des pratiques professionnelles !

Cela dit, très intéressant votre théorie de la médiation. On ne réfléchit jamais assez à ce qu’est un être humain, mais sans une réponse à cette question, toute prétention à soigner est une pure fantaisie de l’esprit. N’est ce pas ?

— À qui le dites-vous ! Bon, je ne vais pas vous retenir plus longtemps car vous m’avez dit ne pas vouloir abuser de mon temps. Un petit dernier détail, bienvenue chez les Bretons… »



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